09/01/2012

Le cheval de course, les financiers et les pronostiqueurs

 

Au passage de la nouvelle année, on m’a rapporté une étrange histoire...

C’est celle d’un grand pur sang, alezan de noble allure, dernier né d’une lignée qui s’était brillamment illustrée dans les courses des Trente glorieuses.

Mais le monde hippique avait évolué : de nouveaux compétiteurs, petits chevaux nerveux venus d’Extrême-Orient avec de nouvelles méthodes d’entraînement, l’empêchaient d’arriver aux premiers rangs des Grands Prix.

Les financiers qui avaient investi sur lui, s’adressèrent à son entraîneur : « Que se passe-t-il ? Les pronostiqueurs ont dégradé sa cote. Force est de constater que ce cheval n’est pas compétitif : il est trop bien portant, trop chouchouté pour avoir la niaque ; d’ailleurs il nous coûte trop cher. Il faut retrouver sa compétitivité ! Il faut davantage de rigueur, indexer ce qu’il coûte sur ce qu’il rapporte.»

Ce qui fut fait. On diminua ses rations de nourriture, on espaça ses soins et les visites du vétérinaire.

Les compétitions suivantes ne furent pas plus victorieuses. Au contraire. Pire : notre coursier s’affaiblit, devint instable et rétif à l’entraînement. Les pronostiqueurs dégradèrent encore sa cote. « Les turfistes n’ont plus confiance, déclara le chœur des financiers. Notre risque qu’il fasse un mauvais classement lors des prochaines courses, s’est encore accru. Donc il faut encore améliorer sa compétitivité »,

Sitôt dit, sitôt fait : on resserra d’un cran le programme de nutrition et de santé, on licencia un de ses lads. Le cheval maigrit, se blessa et fut mal soigné. On dû l’abattre.

Et l’entraîneur ? Il va bien ; il continue à exercer ses talents…

 

La morale de cette histoire ? A mon avis, il n’y en a pas. Car elle n’est pas vraisemblable. Jamais des propriétaires de chevaux de course ne se comporteraient d’une manière aussi absurde…

 

25/06/2011

Penser la Stratégie

C'est le mot le plus galvaudé dans le monde des entreprises. Devenu un simple superlatif, il justifie tout et n'importe quoi. On se garde bien de le définir comme pour faire oublier sa seule vocation : faire perdre l'adversaire... A l'heure où la Chine de Sun Zi s'éveille, l'intelligence économique ne doit-elle pas réviser totalement sa conception de la stratégie ? 

Définir la stratégie comme étant « la combinaison des moyens en vue d'atteindre un objectif » c'est oublier que tout comportement humain poursuit des buts et que stratégie est un terme militaire employé dans un contexte de combat. A l'heure où la Chine s'éveille, soutenue par sa tradition millénaire de pensée guerrière (Sun Zi, jeu de Go, 36 Stratagèmes ...), j'invite les experts en intelligence économique à sortir des ornières structuralistes tracées par les livres de management anglo-saxons. Je leur propose de s'inspirer plutôt de Sun Zi, Machiavel, Choderlos de Laclos, Guibert, Clausewitz, Lawrence d'Arabie, Churchill, Giap, Beaufre, Aron, Vergès, Luttwak...

Les questions sont nombreuses auxquelles il faut répondre pour définir la stratégie. Quelle est sa particularité dans un combat ? Quel est son domaine d'application : les théâtres d'opérations ? les forces en présence ? l'intelligence des adversaires ? Indique-t-elle une position hiérarchique, une valeur morale ou éthique ? Je propose quelques pistes pour un regard novateur sur le concept de stratégie dans le monde des affaires.

  1. Les règles du Combat. Un combat économique se déroule suivant certaines règles. Les unes officielles, les autres tacites(1). Les règles sont toujours édictées par les dominants. Et donc les favorisent. Dans une confrontation du faible au fort, aucune chance que le faible l'emporte s'il respecte le jeu. La véritable stratégie est donc une stratégie de rupture(2). Qui remet en cause l'échiquier lui-même. Elle utilise parfois le « terrain » (l'univers de préférences des clientèles(3)) mais son champ d'application c'est l'adversaire, sa psychologie, sa culture, sa manière de penser, ses habitudes, ses projets, ses alliances... La stratégie a pour mission de le mettre mal à l'aise, de l'empêtrer dans ses contradictions, de l'obliger à se battre d'une manière qui ne lui convient pas, de l'amener à la faute.
  2. La stratégie est paradoxale(4). Paradoxale l'affirmation de Churchill : « En temps de guerre, la vérité est si précieuse qu'elle devrait toujours être protégée par un rempart de mensonges». Paradoxale aussi la dissuasion qui conduit l'adversaire à ne pas attaquer ou se défendre, qui « permet au général de ne pas ensanglanter son sabre » (5), stratégie suprême qui assure la victoire en supprimant le combat !  Paradoxale encore l'adage « Si vis pacem, para bellum », qui maintient la paix en prévoyant la guerre... 
  3. Définition. Une stratégie est un style de combat paradoxal conçu et mené en vue de gêner son adversaire dans sa manière de se battre. Elle transgresse les manières de penser, les règles ou les principes sur lesquels il s'appuie. Cinq types de stratégies sont identifiables : directe, indirecte, annexion, subversion(6), dissuasion. 
  4. Quelle différence avec la tactique ? La tactique s'exerce sur l'emploi des moyens. Sa mission : faire pencher la balance des forces.
  5. Quelle différence avec la manœuvre ? La manœuvre est un mouvement, effectué sur le champ de bataille, pour positionner avantageusement les  unités combattantes. Pour l'entreprise, c'est, au sens large, la promotion qui assure ce positionnement de l'offre dans l'univers de préférences des clientèles.
  6. La stratégie est-elle une science ? Michael Porter, comme les autres gourous du management des années 80, a tenté de figer les situations concurrentielles. Il a rêvé, comme tant de théoriciens de l'art de la guerre avant lui, de rationnaliser les stratégies. Or le combat est un jeu : les concurrents se répondent, « coupent l'herbe sous les pieds », « agitent le chiffon rouge », etc. Et trichent : la compétition mondiale le démontre tous les jours (niveau du dollar ou du yuan). Clausewitz le rappelait déjà : « La guerre n'appartient pas au domaine des arts et des sciences (...) Elle est un conflit de grands intérêts réglé par le sang, et c'est seulement en cela qu'elle diffère des autres conflits. Il vaudrait mieux la comparer (...) au commerce qui est aussi un conflit d'intérêts et d'activités humaines(7).
  7. Le stratège est-il fréquentable ? La pratique de la stratégie pose évidemment des questions éthiques et légales. Jacques Servier est un stratège redouté depuis longtemps dans l'industrie pharmaceutique ; est-il pour autant « une belle personne », un Mensch, un gentleman ? A l'inverse, Gandhi ne fut-il pas un stratège lumineux qui fait honneur à l'humanité ? La stratégie est un moyen. Etre un fin stratège n'est pas un gage de qualité humaine : seules sa mise en œuvre ou sa finalité permettent un jugement moral. S'interdire des comportements stratégiques non-éthiques est respectable ; sous-estimer les possibilités stratégiques immorales des adversaires est irresponsable.   
  8. Le stratégique est-il forcément hiérarchique ?  Des armes, des produits, des opérations, des tactiques, des manœuvres peuvent s'avérer stratégiques. Mais un planning ? Un enjeu ? Un comité de direction ? Encore faudrait-il qu'ils soient de nature à bouleverser - comme l'arme atomique, le terrorisme ou... l'iPhone - le mode de confrontation ! 

Yves H. Philoleau

...............................................................................................................

(1) « Le vrai combat de l'avenir sera basé sur l'imaginaire, l'impalpable qui consolide la vie économique des nations » Bernard Esambert, La guerre économique mondiale, Olivier Orban, 1991.

(2) cf Jacques Vergès, De la stratégie judiciaire, Éditions de Minuit, Paris, 1968. cf Général André Beaufre (Inspirateur de la stratégie de dissuasion française), Introduction à la stratégie, 1963 , Dissuasion et stratégie, Armand Colin, 1964 , La guerre révolutionnaire, Fayard, 1972 .

(3) Le Marketing de combat, Yves H. Philoleau, Denise Barboteu-Hayotte, dy-Lab éditions, BOD, 1994 - 2010.

(4) Edward N.Luttwak, Le paradoxe de la stratégie, 1989, Odile Jacob

(5) L'Art de la guerre, Tsun Zu, Economica, Paris, 1988

(6) « Supposez que nous fussions (...) une influence, une idée, une espèce d'entité intangible, invulnérable, sans front ni arrière et qui se répandît partout à la façon d'un gaz ? », « Notre royaume était dans l'âme de chacun...», T. E. Lawrence, Les Sept Piliers de la Sagesse, 1927,  Petite Bibliothèque Payot

(7) Karl von Clausewitz, De la Guerre, 1832, Pérrin

13/03/2011

Sondages : quelle alternative scientifique à leur imprécision ?

 Les études sur les opinions sont loin d’être scientifiques. Couramment pratiquées dans l’entreprise, leur absence de prédictivité doit alerter les experts de l’intelligence économique.

L’éclairage du futur n’est-il pas leur objectif numéro un ? 

 

 

L'intelligence économique doit-elle être réduite à des affaires d'espionnage ou de contre-espionnage, de veille technologique et de sécurité ? Faut-il rappeler que les champs de bataille de la guerre économique sont les opinions des clients, des actionnaires, des journalistes, des citoyens ? Et que la connaissance précise de leurs motivations et la prévision de leurs préférences sont primordiales dans la conquête des marchés ?

 

Pourtant, dans ces domaines, la véritable innovation reste confidentielle et les protocoles utilisés par les grands instituts d'études et de sondages d'opinion ont, depuis longtemps, montré leurs limites.

Qu'est-ce qui leur fait défaut ?

 

  1. L'absence de théorie expérimentée sur le phénomène dont relèvent les faits étudiés. « Rien n'est plus pratique qu'une bonne théorie » écrivait Pasteur. En effet, sans théorie initiale pas de recherche de sources significatives, pas d'outils d'analyse des informations recueillies. Malheureusement, pour comprendre les opinions publiques et leurs manifestations, les sondeurs en sont restés à Alfred Sauvy et aux théories sociologiques des années 30-50.
  2. L'absence de modélisation dans les sciences humaines. Elles ne jurent que par les statistiques avec la complicité des instituts d'études et des médias(1), grands bricoleurs de quotas et d'intervalles de confiance. Pourtant, seule la modélisation d'un phénomène permet d'anticiper réellement ses futurs possibles. Naturellement, il faut en avoir identifié et mesuré les facteurs et, à mon avis, respecter un principe : « Le futur ne se déduit pas, il se simule »(2)...

 

Utiliser une nouvelle théorie sur l'opinion publique ?

Je propose d'admettre un fait : une opinion publique est un jugement. Un jugement public porté par un groupe informel, sur les sujets qui intéressent ses membres.

Comme tous les jugements, une opinion publique est orientée vers des projets à satisfaire (3). Ces projets sont communs à tous les membres du groupe. Seule l'intensité de leurs implications réciproques varie.

 

Ce jugement public permet aux membres d'un groupe d'établir leurs préférences vis-à-vis des éléments en compétition dans le sujet d'opinion : programmes, hommes ou systèmes politiques, marques, entreprises ...

Pour cela, une opinion publique se réfère à une perception semblable de la réalité concernée et à des dispositifs (4) de critères de préférences préexistants. C'est le « conformisme logique » (5) implicite entre les membres d'un même groupe. Avec les projets communs, ils forment la doxa, un « réseau de valeurs », une « communauté de foi » (6), qui rassemblent les personnes du groupe.

 

Les membres de cette communauté informelle communiquent à travers un maillage de leaders d'opinion et de sous-leaders qui alimentent la circulation de l'information (7).  Ce sont ces leaders d'opinion qui créent le fameux buzz en utilisant internet. Le phénomène de leadership a toujours existé : le web accélère simplement la communication dans le groupe et la rend plus visible. Les leaders d'opinion favorisent également l'échange entre les groupes. Ainsi chaque groupe connaît implicitement les projets et les critères des autres groupes, même et surtout quand ils sont opposés aux siens (8).

Les jugements sont des évaluations. Ils sont le résultat de calculs -implicites et spontanés- sur la capacité ou probabilité des marques, entreprises, idéologies, programmes ou candidats politiques à réaliser les projets concernés.

Ces évaluations sont donc effectuées à partir d'une perception d'une certaine réalité et du dispositif de critères de préférences commun qui en a été déduit. In fine, les personnes confèrent des valeurs aux entreprises, marques ou projets politiques. Ce sont ces valeurs qui permettent leurs hiérarchies et débouchent sur les préférences. Ces évaluations sont mesurables.

 

Pourquoi une modélisation de l'opinion publique est-elle le seul moyen d'anticiper sur son évolution ?

Les sondages ne sont pas une science ; ils présentent simplement une photo très floue d'un présent...  déjà passé ! Ils ignorent les facteurs explicatifs (9) autorisant, de ce fait, toutes les interprétations.   

A l'inverse, la modélisation exige l'identification et l'évaluation réciproques des causes d'un phénomène. Les prévisions du modèle sont ensuite comparées à la réalité.

 

Comment réussir une modélisation des opinions publiques ?

  1. D'une part, en identifiant les facteurs explicatifs : les intentions, les rêves, les projets des personnes. Et leurs traductions en termes de jugements sur les moyens perçus de les réaliser.
  2. D'autre part, en évaluant leurs perceptions de la réalité concernée. Autrement dit : en mesurant la pertinence ou la crédibilité qu'ils accordent aux moyens dont ils pensent disposer pour créer leur avenir.

 

Une modélisation du comportement humain est prévisionnelle « par nature » puisqu'elle s'appuie obligatoirement sur les projets des personnes (10). Elle est donc « naturellement » tournée vers le futur, contrairement à  « l'analyse prédictive » qui prolonge des historiques.

 

En 30 ans de recherches et d'applications dans le conseil et les études marketing / communication, j'ai conçu et testé avec mon associée, un protocole de modélisation des préférences inspirée des travaux de Fishbein (11) et des apports de l'Analyse motifonctionnelle (3).

Ce protocole d'études -non déclaratives- a prouvé que les opinions accordent des valeurs aux marques, entreprises ou personnes sur lesquelles elles portent un jugement. Ces valeurs débouchent sur des parts de préférences qui sont, dans le cas des produits ou des marques, prédictives de la part de marché (précision <1%).

Les résultats obtenus permettent d'avoir une vision du futur à court ou moyen terme et d'effectuer des simulations à partir d'hypothèses sur l'évolution des images des marques, entreprises ou personnes testées.

 

Pourquoi ce protocole d'études est-il aussi peu utilisé par les grands sondeurs ? Est-ce parce qu'il mesure et explique finement les performances des opérations de communication, mettant en question l'allocation de budgets considérables ?  Est-ce parce c'est une création française dans un microcosme qui ne jure que par néologismes anglo-saxons ? Est-ce parce qu'ils ne maitrisent pas ce protocole plus élaboré et donc sensiblement plus cher que les sondages statistiques usuels ?

 

Ce protocole d'études parait prédictif de la répartition des votes dans les élections ; des tests réalisés dans le cadre de l'Université semblent le confirmer. A quand une expérimentation par un grand institut ? Jusqu'à présent, confortés par les médias, les sondeurs préfèrent le bricolage à la recherche. Mais voilà que le Sénat met les pieds dans le plat...

 

 

  • (1) cf. «Effet gigo dans les sondages» blog de l'IE / Les Echos
  • (2) cf. «Les 7 Piliers du Marketing de combat»
  • (3) cf. «L'Analyse motifonctionnelle» et «Le Propre de l'Homme, enquête sur les origines de nos actes» Yves H. Philoleau, à paraître (2011)
  • (4) Expression empruntée à Michel Foucault
  • (5) Durkheim repris par Bourdieu
  • (6) Charles Grivela (1980) «Esquisse d'une théorie des systèmes doxiques»
  • (7) Lazarsfeld, Paul F. / Berelson, Bernard / Gaudet, Hazel (1968) : «The People's Choice. How the Voter Makes up his Mind in a Presidential Campaign».
  • (8) Denise Barboteu-Hayotte : «Enquête motifonctionnelle Philip Morris», Paris 1989.
  • (9) Pour certains, les quotas font office de facteurs explicatifs...
  • (10) «Méfiez-vous de vos rêves. Ils finissent toujours par se réaliser.» (Goethe)
  • (11) Fishbein, M., & Ajzen, I. (1975). Belief, Attitude, Intention, and Behavior: An Introduction to Theory and Research. Reading, MA: Addison-Wesley.