25/06/2011

Penser la Stratégie

C'est le mot le plus galvaudé dans le monde des entreprises. Devenu un simple superlatif, il justifie tout et n'importe quoi. On se garde bien de le définir comme pour faire oublier sa seule vocation : faire perdre l'adversaire... A l'heure où la Chine de Sun Zi s'éveille, l'intelligence économique ne doit-elle pas réviser totalement sa conception de la stratégie ? 

Définir la stratégie comme étant « la combinaison des moyens en vue d'atteindre un objectif » c'est oublier que tout comportement humain poursuit des buts et que stratégie est un terme militaire employé dans un contexte de combat. A l'heure où la Chine s'éveille, soutenue par sa tradition millénaire de pensée guerrière (Sun Zi, jeu de Go, 36 Stratagèmes ...), j'invite les experts en intelligence économique à sortir des ornières structuralistes tracées par les livres de management anglo-saxons. Je leur propose de s'inspirer plutôt de Sun Zi, Machiavel, Choderlos de Laclos, Guibert, Clausewitz, Lawrence d'Arabie, Churchill, Giap, Beaufre, Aron, Vergès, Luttwak...

Les questions sont nombreuses auxquelles il faut répondre pour définir la stratégie. Quelle est sa particularité dans un combat ? Quel est son domaine d'application : les théâtres d'opérations ? les forces en présence ? l'intelligence des adversaires ? Indique-t-elle une position hiérarchique, une valeur morale ou éthique ? Je propose quelques pistes pour un regard novateur sur le concept de stratégie dans le monde des affaires.

  1. Les règles du Combat. Un combat économique se déroule suivant certaines règles. Les unes officielles, les autres tacites(1). Les règles sont toujours édictées par les dominants. Et donc les favorisent. Dans une confrontation du faible au fort, aucune chance que le faible l'emporte s'il respecte le jeu. La véritable stratégie est donc une stratégie de rupture(2). Qui remet en cause l'échiquier lui-même. Elle utilise parfois le « terrain » (l'univers de préférences des clientèles(3)) mais son champ d'application c'est l'adversaire, sa psychologie, sa culture, sa manière de penser, ses habitudes, ses projets, ses alliances... La stratégie a pour mission de le mettre mal à l'aise, de l'empêtrer dans ses contradictions, de l'obliger à se battre d'une manière qui ne lui convient pas, de l'amener à la faute.
  2. La stratégie est paradoxale(4). Paradoxale l'affirmation de Churchill : « En temps de guerre, la vérité est si précieuse qu'elle devrait toujours être protégée par un rempart de mensonges». Paradoxale aussi la dissuasion qui conduit l'adversaire à ne pas attaquer ou se défendre, qui « permet au général de ne pas ensanglanter son sabre » (5), stratégie suprême qui assure la victoire en supprimant le combat !  Paradoxale encore l'adage « Si vis pacem, para bellum », qui maintient la paix en prévoyant la guerre... 
  3. Définition. Une stratégie est un style de combat paradoxal conçu et mené en vue de gêner son adversaire dans sa manière de se battre. Elle transgresse les manières de penser, les règles ou les principes sur lesquels il s'appuie. Cinq types de stratégies sont identifiables : directe, indirecte, annexion, subversion(6), dissuasion. 
  4. Quelle différence avec la tactique ? La tactique s'exerce sur l'emploi des moyens. Sa mission : faire pencher la balance des forces.
  5. Quelle différence avec la manœuvre ? La manœuvre est un mouvement, effectué sur le champ de bataille, pour positionner avantageusement les  unités combattantes. Pour l'entreprise, c'est, au sens large, la promotion qui assure ce positionnement de l'offre dans l'univers de préférences des clientèles.
  6. La stratégie est-elle une science ? Michael Porter, comme les autres gourous du management des années 80, a tenté de figer les situations concurrentielles. Il a rêvé, comme tant de théoriciens de l'art de la guerre avant lui, de rationnaliser les stratégies. Or le combat est un jeu : les concurrents se répondent, « coupent l'herbe sous les pieds », « agitent le chiffon rouge », etc. Et trichent : la compétition mondiale le démontre tous les jours (niveau du dollar ou du yuan). Clausewitz le rappelait déjà : « La guerre n'appartient pas au domaine des arts et des sciences (...) Elle est un conflit de grands intérêts réglé par le sang, et c'est seulement en cela qu'elle diffère des autres conflits. Il vaudrait mieux la comparer (...) au commerce qui est aussi un conflit d'intérêts et d'activités humaines(7).
  7. Le stratège est-il fréquentable ? La pratique de la stratégie pose évidemment des questions éthiques et légales. Jacques Servier est un stratège redouté depuis longtemps dans l'industrie pharmaceutique ; est-il pour autant « une belle personne », un Mensch, un gentleman ? A l'inverse, Gandhi ne fut-il pas un stratège lumineux qui fait honneur à l'humanité ? La stratégie est un moyen. Etre un fin stratège n'est pas un gage de qualité humaine : seules sa mise en œuvre ou sa finalité permettent un jugement moral. S'interdire des comportements stratégiques non-éthiques est respectable ; sous-estimer les possibilités stratégiques immorales des adversaires est irresponsable.   
  8. Le stratégique est-il forcément hiérarchique ?  Des armes, des produits, des opérations, des tactiques, des manœuvres peuvent s'avérer stratégiques. Mais un planning ? Un enjeu ? Un comité de direction ? Encore faudrait-il qu'ils soient de nature à bouleverser - comme l'arme atomique, le terrorisme ou... l'iPhone - le mode de confrontation ! 

Yves H. Philoleau

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(1) « Le vrai combat de l'avenir sera basé sur l'imaginaire, l'impalpable qui consolide la vie économique des nations » Bernard Esambert, La guerre économique mondiale, Olivier Orban, 1991.

(2) cf Jacques Vergès, De la stratégie judiciaire, Éditions de Minuit, Paris, 1968. cf Général André Beaufre (Inspirateur de la stratégie de dissuasion française), Introduction à la stratégie, 1963 , Dissuasion et stratégie, Armand Colin, 1964 , La guerre révolutionnaire, Fayard, 1972 .

(3) Le Marketing de combat, Yves H. Philoleau, Denise Barboteu-Hayotte, dy-Lab éditions, BOD, 1994 - 2010.

(4) Edward N.Luttwak, Le paradoxe de la stratégie, 1989, Odile Jacob

(5) L'Art de la guerre, Tsun Zu, Economica, Paris, 1988

(6) « Supposez que nous fussions (...) une influence, une idée, une espèce d'entité intangible, invulnérable, sans front ni arrière et qui se répandît partout à la façon d'un gaz ? », « Notre royaume était dans l'âme de chacun...», T. E. Lawrence, Les Sept Piliers de la Sagesse, 1927,  Petite Bibliothèque Payot

(7) Karl von Clausewitz, De la Guerre, 1832, Pérrin

17/11/2010

Il y a 30 ans, Raymond Aron lançait le Marketing de combat…

Le 18 novembre 1980, Raymond Aron, président du comité éditorial de L'Express, ouvrait le Forum international sur le Marketing de combat.

Avec une phrase visionnaire : « Lorsque Clausewitz rappelle aux chefs d'état que la guerre qui semble modérée peut devenir illimitée, c'est un conseil précieux  qu'il donne aux responsables d'une entreprise : oui, pour l'instant, vous vivez dans une compétition tranquille; personne ne veut la mort de l'autre. Mais vous ne savez jamais à quel moment, cette compétition semi-paisible deviendra un Marketing de combat..." (1). 

Cette nouvelle approche du marketing apparait aujourd’hui comme l’un des pionniers de l’intelligence économique. Le Marketing de combat redonnait une place prépondérante à la concurrence en affirmant, par exemple, que « les cibles d’une campagne ne sont pas les clientèles mais les images des offres adverses » (2).

 

Sa définition n’a pratiquement pas changé : «le Marketing de combat  est l'art de concevoir et de promouvoir des produits et/ou des services profitables pour l'entreprise, qu'une part définie de la clientèle convoitée va préférer aux produits et/ou aux services concurrents, tout en gênant ses adversaires dans l'utilisation de leurs moyens ou dans leur manière de combattre afin de faire pencher, à son profit, la balance des forces à engager» (3).

 

S’inspirant de Beaufre - « Chose curieuse, on a pu constater (...) que l'on pouvait en matière psychologique s'approprier des positions abstraites, tout comme en guerre militaire on s'empare d'une position géographique et on l'interdit à l'ennemi. » (4) -, le Marketing de combat a généré et expérimenté, en 30 ans, des applications informatisées d’intelligence marketing.

Elles modélisent ce « théâtre psychologique d’opérations » que constituent les motivations et les préférences des clientèles ou des citoyens vis-à-vis d’une offre –produit, service, marque, candidat ou programme politique.

A partir d’un simple tableau de bord(5), les applications font apparaître, par exemple, les composants « fers de lance » des images des offres en compétition ou leurs situations concurrentielles –« conquête », « annexion », « retraite », « défaite ».  

Outils d’analyses prévisionnelles capables de prédire la part de marché qu’obtiendra une offre un mois après son lancement, elles servent aussi à effectuer des simulations à partir d’hypothèses ou d’anticipations issues de renseignements ou de marketing  wargames. 

Instruments de veilles, elles permettent de suivre les évolutions d’indicateurs de performances marketing et communication universels : les Parts de préférences et les Valeurs perçues des offres en compétition.

 

Pour fêter le 30e anniversaire de son lancement officiel, la bible du Marketing de combat vient d’être rééditée (6). Elle reste d’une actualité brûlante et, comme l’écrivait Les Echos, lors de sa première parution  en 1994 : "L'ouvrage ne se réduit pas à un traité de l'art de la manœuvre directe, indirecte ou de harcèlement. Il s'intéresse aussi au véritable territoire des guerres concurrentielles (...) l'esprit des clientèles".

 

(1) http://www.marketingdecombat.com/html/concepts_Forum.htm/

(2) http://www.marketingdecombat.com/html/Concepts_7_Piliers.htm/

(3) http://www.marketingdecombat.com/

(4) Introduction à la stratégie,

(5) http://www. dy-lab.com/

(6) Disponible sur Amazon : http://www.amazon.fr/gp/offer-listing/2810619786/sr=8-1/qid=1289117302/ref=olp_tab_new?ie=UTF8&coliid=&me=&qid=1289117302&sr=8-1&seller=&colid=&condition=new