05/05/2011

L’intelligence économique peut-elle ignorer le propre de l’Homme ?

Les experts de l’intelligence économique doivent disposer d’un nouveau paradigme lorsqu’ils cherchent à comprendre le comportement de leurs clients, de leurs entreprises, de leurs actionnaires ou de leurs concurrents. Sous peine d’être incapables d’éclairer le futur…

 

Les évènements matériels, physiques ou techniques sont compris par l’identification de leurs causes. Les experts en veilles technologiques disposent pour cela de théories et de lois. De sciences « mécanistes ».

Il en va autrement des actions humaines dont l’économie fait partie. Les comportements des humains doivent être analysés, non en termes de détermination par des causes efficientes, mais en fonction de leurs finalités. C'est-à-dire des intentions, des rêves, des projets, des buts, des objectifs des personnes impliquées (1). Pourrait-on comprendre l’affaire Renault sans faire intervenir les ambitions des protagonistes ? Sans analyser pour quelles fins Carlos Gosn a préféré croire l’hypothèse de l’espionnage plutôt que celle de l’arnaque ? (« Nous ne sommes convaincus que par les raisons que nous nous donnons à nous-mêmes » a écrit Pascal…). Sans faire référence à l’idée qu’il se fait de lui-même (Héros intime), à l’image qu’il croit devoir donner aux autres (Star intime), à sa poursuite du pouvoir (Démiurge intime), à sa recherche d’émotions(2)… Pour être P-DG, on en est pas moins Homme. Un Sisyphe comme un autre…  

 

Une faculté hypertrophiée explique la destinée humaine

Toutes les espèces humaines qui se sont ramifiées au cours de l’Evolution, ont un trait commun : la fabrication, la conservation et la transmission d’outils. Ce qui suppose une capacité à se projeter dans le temps et dans l’espace. L’origine de ce qui deviendra une faculté, est une réaction de précaution primitivement inscrite dans la nature : les arbres produisent davantage de pollens à la suite d’un hiver froid, nos corps stockent de la graisse à la suite d’une période de régime, etc.

Chez les mammifères (les prédateurs, en particulier) et surtout chez les  primates, les céphalopodes et les corvidés, cette anticipation réactive est devenue une véritable faculté. Ce qui caractérise l’Homme, au moins  depuis homo habilis, c’est l’importance croissante et exponentielle de cette faculté d’anticipation(3). Au point de devenir une volonté…

Je suppose que cette hyper-faculté  est le fruit de la sélection naturelle, semblable à l’hypertrophie de la trompe chez l’éléphant actuel ou celle des canines chez le défunt tigre à dents de sabre. A mes yeux, c’est cette capacité à générer des projets, grandissante sur des centaines de milliers d’années,  qui caractérise l’évolution de l’Homme et de sa pensée. Conséquence vraisemblable, entre autres, de la préférence sexuelle, elle l’a conduit à fabriquer des outils de plus en plus sophistiqués afin de rendre réelles ses ambitions(4).

Autrement dit, ce n’est pas la « conscience(5) » qui est le propre de l’Homme mais… l’hypertélie(6), l’infinité des rêves et de l’imagination(7).

 

A mon sens, toute science humaine qui n’intègre pas ce principe de finalité est vouée à l’échec. Nos plus éminents psychologues, sociologues ou économistes ont une interprétation mécaniste du comportement de leurs semblables. Gênés par ce modèle behavioriste dont ils savent confusément qu’il ne fonctionne pas, ils pensent y échapper par un détour idéologique ou éthique. Ainsi Joseph Stiglitz dans le « Triomphe de la cupidité »(8). La référence à la cupidité est un jugement moral ; pour aussi respectable qu’il soit, ce jugement n’est pas une explication des comportements dénoncées(9)… Edgar Morin, dans « La Méthode » ou dans « La Voie »(10), est plus lucide mais trouve, finalement, dans la complexité du réel, une justification à la pauvreté théorique de la sociologie.

 

Comment accéder à l’intelligence du futur ?

 

A quoi sert l’intelligence économique ? A bunkeriser l’entreprise ? A stocker indéfiniment des informations passées ? Lesquelles ? Pour les analyser comment ? Pour quel usage, sinon pour anticiper sur le futur ? Or, en ce qui concerne les activités humaines, l’avenir n’est pas déductible du passé. Exit, par exemple, les « sources faibles », les « leviers », les « processus », « mécanismes » ou « systèmes » et autres références cybernétiques… Exit les « analyses prédictives » basées sur les historiques de données… Exit le « stress », une notion purement mécaniste, pour expliquer le malaise dans les entreprises(11)… Les experts en intelligence économique doivent adopter une  grille de lecture différente dès qu’il s’agit de l’économie ou de la politique, des entreprises, de leurs directions, de leurs manœuvres et stratégies, de leurs clients, des citoyens. Ils doivent recourir à une interprétation des faits humains basée sur les intentions, les projets, les rêves, les ambitions, les buts…

C’est à cette autre manière de penser(12) que j’invite tous les spécialistes du renseignement économique, seule façon, à mon avis, d’accéder à l’intelligence des évènements et des situations.

Conversion difficile tant nous sommes conditionnés par une vision déductive, technicienne des faits.   Mais conversion payante par son potentiel d’élucidation et ses capacités prévisionnelles intrinsèques.

 

YHP

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(1) cf L’Analyse motifonctionnelle, http://www.marketingdecombat.com/html/psychologie.htm

(2) cf « Les 4 intentions ultimes » dans L’Analyse motifonctionnelle et Le Marketing de combat, Yves H. Philoleau, Denise Barboteu-Hayotte, BOD éditions, 2010.

(3) En contrepartie de l’absence de certaines capacités de perception de la réalité présente, liés à la perte de séquences d’ADN (génération de moustaches sensitives par ex.)? (McLean CY, Reno PL, Pollen AA et coll. Human-specific loss of regulatory DNA and the evolution of human-specific traits. Nature 471:216-9, 2011. ) Je fais l’hypothèse que cette faculté serait apparue peu à peu (il y a 4-6 millions d’années ?) et aurait généré le développement de la main humaine (postérieure à l’utilisation de pierres taillées par homo habilis (1,8-2,5 millions d’années) et de certaines caractéristiques du cerveau - et non l’inverse.

(4) Il s’agit naturellement de la réalité telle que l’Homme la perçoit, voire l’imagine. L’art, les mythologies, les religions puis les idéologies et même… les théories scientifiques en témoignent.

(5) Notion vague défendue notamment par Yves Coppens. En fait, il n’existe de conscience que « de » quelque chose (cf Sartre) et les animaux en sont dotés. 

(6) Du grec telos (but, finalité). Je propose ce terme pour désigner l’hypertrophie de la faculté à se projeter dans le temps et dans l’espace, à concevoir des projets dont la réalisation sera ensuite tentée. Je pense que ce mot a été, jusqu’à présent, accaparé improprement par les orthogénéticiens pour désigner dans l’Evolution, le développement qu’ils jugent exagérés (!) de certains organes.

(7) Dès lors, peut-être, aujourd’hui, la seule question qui vaille sur l’avenir de l’humanité est celle qu’énoncent conjointement Léonardo Boff (« Une terre finie peut-elle supporter un projet infini ? ») et Daniel Cohen  (« L’homme parviendra-t-il à maîtriser l’infinité de son désir face à la finitude du monde ?» in 16 nouvelles questions d'économie contemporaine (Tome 2), sous la direction de Philippe Askenazy et Daniel Cohen, éd. Albin Michel, Paris, 2010) ?

(8) Le Triomphe de la cupidité, Joseph E. Stiglitz, Les Liens qui libèrent, 2010

(9) Jean Baudrillard, considéré souvent comme sociologue, a refusé ce titre, conscient du mélange des genres (Les stratégies fatales. Grasset & Fasquelle, 1983).

(10) La Voie, Edgar Morin, Fayard, 2011

(11) cf Révolution managériale ou fin de l’intelligence économique ? Yves H. Philoleau, Blog Les Echos / Académie de l’Intelligence économique, 5/11/2009

(12) Rendons à César… C’est aussi celle de Merleau-Ponty, Jean-Paul Sartre (L'existentialisme est un humanisme),  Simone de Beauvoir, influencés par Hegel et Husserl.

 

10/03/2011

Ifop : le sondage de la honte

On se demandait où le premier ministre avait trouvé le concept de personnes « d’origine musulmane » ? A l’Ifop qui l’a inventé pour réaliser ses sondages ethniques !

 

Extraits du site de l’Ifop :

«  Depuis de nombreuses années maintenant, l’Ifop mène des enquêtes auprès des personnes d’origine musulmane. Ces sondages nous ont permis d’avoir une assez bonne connaissance des opinions politiques et des comportements religieux de cette population. Les données disponibles étaient en revanche beaucoup plus parcellaires en ce qui concerne les pratiques de consommation » . 

« Echantillon de 536 personnes d’origine musulmane, âgées de 18 ans et plus.
La représentativité de l'échantillon a été assurée par la méthode des quotas. Les interviews ont eu lieu en face à face du 12 au 19 décembre 2009. »

 

Les sondages sur les opinions religieuses existent depuis longtemps. On distingue, par exemple, des catholiques pratiquants, des catholiques non pratiquants, des non croyants ayant eu une éducation catholique. Mais jamais des personnes « d’origine catholique ».

Ce vocable est bien évidemment stupide. Mais il en dit long sur l’imprégnation des esprits par les thèses ségrégationnistes et les campagnes gouvernementales sur l’identité nationale.  « Le ventre est toujours fécond dont est sortie la bête immonde » (Brecht, La Résistible Ascension d’Arturo Ui)

 

Faut-il rappeler au Premier ministre François Fillon que la question des origines religieuses se pose autrement : l’islam et le christianisme sont authentiquement d’origine juive, religion qui, elle-même, trouve une partie de ses origines en Mésopotamie ?

 

En ce qui concerne la méthodologie de ce sondage, pour mémoire, je rappelle :

-          que l’intervalle de confiance pour un échantillon de 536 personnes se situe aux alentours de 4 points en plus ou en moins.

-          que la méthode des quotas n’est pas scientifique puisqu’elle présuppose que les causes des opinions sont exclusivement sociologiques, géographiques et liées à l’âge.

-          qu’en l’absence de modélisation des opinions publiques sur les sujets considérés, on ne peut pas en expliquer scientifiquement leurs évolutions. Laissant le champ libre à tous les bavardages des commentateurs de Sciences Po, qu’ils soient journalistes ou sondeurs.

 

Je renvoie mes lecteurs à « Effet gigo dans les sondages ? » paru sur le blog de l’IE / Les Echos. Cela leur permettra d’en relativiser les données qui n’ont qu’un but : promouvoir les instituts en gavant les médias...

 

 

 

 

17/03/2010

Pourquoi se soumet-on à l'animatrice du Jeu de la Mort ?

« Nous sommes si présompteux que nous voudrions être connu de toute la terre, et même des gens qui viendront quand nous ne serons plus, et nous sommes si vains que l’estime de cinq ou six personnes qui nous environnent nous amuse et nous contente.» Pascal, Pensées

Le JEU DE LA MORT va faire l’objet de nombreux commentaires.

Vont-ils nous donner une explication valable des phénomènes de «soumission à l’autorité» ?

Pour avoir moi-même étudié en 1994, l’expérience de Stanley Milgram, je suis convaincu que non.

En effet, que nous disent, en résumé, les psycho-sociologues professionnels (comme Jean-Léon Beauvois) ou amateurs (comme Christophe Nick) ? «... nos actes ne sont pas le résultat de notre libre arbitre ; ils sont le fruit du contexte.»

Sans exonérer de son rôle la situation proposée aux candidats du jeu télévisé, je démontre -dans "le Grand combat"- et chaque année, dans mes cours à la Sorbonne Nouvelle- que les vrais causes sont ailleurs...

Et que la vision behaviouriste (stimulus-réponse), basée sur une réaction au «pouvoir» ou à «l’emprise» de la télévision ne résulte pas d’une analyse scientifique d’un comportement humain plus complexe que ne le disent les autorités scholastiques de la psychologie sociale*...

 * Voir l'extrait du "Grand Combat" consacré à l'expérience de Stanley Milgram >